dimanche 17 juin 2012

Peur de tout avec Alexandre Jollien

Souvent, de la bouche de ma fille tombe un diagnostic : « Papa, tu as peur de tout. » Et je le confesse, c’est bien ce qui m’arrive. Un pique-nique en famille se transforme vite en champ de bataille pour l’esprit. Un morceau de viande traîne par terre sur le terrain de jeux et les hypothèses les plus folles échauffent mon cerveau : empoisonnement, rage, etc. Alors je cherche à tout prix un moyen de m’évader de cette peur de tout pour goûter enfin la liberté intérieure. Être cool en un mot, savourer la vie comme un cadeau sans m’agripper au futur. Autour de moi, j’entends qu’il s’agit de vivre dans le présent, d’être ici et maintenant. J’entends bien mais comment ? 


Chaque jour, je pratique une heure de méditation durant laquelle je contemple les idées qui surgissent sans m’accrocher à elles. C’est un soulagement total. Une idée se présente, la pire bien souvent, celle de mes enfants agonisants dans d’atroces douleurs, et je regarde passer.
Au début, quand elle naît, la pensée est douloureuse puis, au fur et à mesure, elle perd de sa négativité et je finis par voir qu’il s’agit d’un film qui ne m’affecte pas. Le progrès est énorme et cette petite heure de méditation est un havre de paix. Cependant, dès que le gong retentit, je retourne vers mes enfants, je vaque à mes occupations et tous les scénarios catastrophes reviennent avec force. Et le pire, c’est que j’y crois. Tout à l’heure, j’avais bien vu leur caractère irrationnel mais, à l’instant, j’y crois. J’ai donné il y a peu une conférence avec Matthieu Ricard et je lui ai exposé le problème. Il m’a dit ce que je savais déjà mais, dans sa bouche, cela a pris un autre sens et j’y ai trouvé une invitation à ne pas trop séparer l’heure de méditation avec la vie quotidienne. En gros, l’exercice consiste à voir le ciel bleu derrière les oiseaux. Les oiseaux représentent l’anxiété. Il y en a plein. Mais, derrière eux, il y a toujours le ciel bleu de la vacuité, de la paix déjà là. Tandis que je déplorais le nombre d’oiseaux enragés qui parcouraient le ciel, une amie m’a dit : « Essaie, d’instant en instant, de voir quand il y a des petits coins de ciel bleu dans la journée. »


Depuis, je pratique l’exercice du ciel bleu. Certes, la volaille vole à tire-d’aile, mais, toujours, il y a un petit morceau de ciel bleu que j’oublie voulant flinguer les oiseaux. Grâce à Matthieu et à mon amie, je pratique désormais l’exercice aussi souvent que possible, aussi souvent que nécessaire. Regarder le ciel bleu. J’ai fini par faire des oiseaux mes ennemis redoutés et redoutables à chasser tout au long du jour. Et plus je les chasse, plus ils reviennent. La cohabitation a donc démarré et je la souhaite pacifique. La peur de tout, comme dit ma fille, m’interroge aussi sur ma foi. Certes, je crois en Dieu et en la vie. Le « certes » est peut-être de trop. Mais cette zone de turbulences, ces angoisses à tire-larigot : cancer, rage, accident de la route… me conduisent à me poser une question à laquelle je n’ai jamais vraiment répondu à fond : « Est-ce que je crois vraiment en Dieu, est-ce que je suis réellement confiant en la vie ? » La réponse, au niveau du cœur, s’impose dans un « oui », sincère et total. Mais rationnellement, je n’y adhère pas complètement. 
En prenant conscience de cette schizophrénie, je suis rempli de joie car le chemin m’est tout indiqué : tendre l’oreille à mon cœur qui lui est déjà confiant. Lui ne dit jamais non, il est en paix même si un nuage de rapaces hurle à côté.

Source : "La Vie"